VII

 

Les bêtes d’ici sont délicieuses. Il y a Toby-Chien, vieil ami, et Péronnelle, autocrate toute neuve. Je connais Toby-Chien depuis longtemps et son entente de notre race l’avertit assez bien que je suis sa vraie maîtresse : il considère Annie comme une succursale. À cinq ans, il conserve son âme enfantine où tout est pur, même le mensonge. Son cœur de bull cardiaque est toujours près d’éclater, mais il n’éclate pas. Il soupire mystérieusement comme son frère le crapaud, cet autre camard bringé aux beaux yeux, et s’il court étranglé, écumant, sur les « trôleux » aux pieds chaussés de poussière, il juge prudent de passer au large quand une mante religieuse prie, dévote armée, au milieu d’une sente !

 

Péronnelle n’a pas de ces terreurs puériles. Cette hospitalisée, qui mourait de faim dans l’herbe où Annie l’a trouvée, porte une robe d’un gris modeste mais de l’étoffe la plus soyeuse, un velours qui fond dans la main et s’argente au soleil. Rien de rasta, rien de ces portugaises bariolées comme des perroquets. Deux colliers noirs au cou, trois bracelets aux pattes de devant, la queue musclée et le menton distingué, avec des yeux d’un vert royal qui vous regardent droit, insolents, caressants, relevés aux coins, soulignés de kohl, Péronelle irritée ne céderait pas devant Dieu le Père, pas même devant moi. Elle ronronne, lèche, mord et tape, et toute la maison marche comme un seul homme. Annie disait d’elle l’autre jour :

 

– Péronelle me rappelle ma belle-sœur Marthe, en plus sympathique.

 

Turbulente comme un chien, Péronnelle emplit Casamène de roucoulements de colombe et de cris flûtés. À l’heure des lampes, elle exulte, déchire des journaux, vole des pelotons, chausse d’invisibles sabots et mène un galop de poulain qui la lance au milieu de la table, où elle devient un amical petit bélier qui nous pousse le menton de son front vigoureux, râpe la joue d’Annie avec une langue en brosse à dents et se sert de ma tête comme d’une passerelle pour sauter sur la cheminée.

 

Elle m’aime déjà, sans que j’oublie pourtant ma chère Fanchette d’autrefois… Pauvre Fanchette blanche, qui avait une si jolie âme de provinciale moderne, et s’appliquait avec tant de conscience à toutes les choses de la vie ! Elle dormait très fort, courait beaucoup, mangeait longtemps, chassait assidûment. Qu’a-t-il fallu ? un os de poulet un peu plus pointu… et l’or de ses yeux s’est injecté, ses griffes ont battu l’air et labouré sa gorge bombée de pigeon blanc – et il n’y avait plus de Fanchette !… Voilà que j’ai laissé derrière moi papa, Fanchette et Mélie – je les ai dépassés, je vais un peu plus loin, pas beaucoup plus loin…

 

Mélie m’a quittée, devenue vieille tout d’un coup, accablée de maux autant que sainte Litvinne, tordue de rhumatismes, gonflée d’eau, sourde, aveugle, que sais-je encore ? tant qu’on ne pouvait, à la savoir trépassée, que crier : « Enfin ! »

 

Mon père magnifique, mon père à la barbe tricolore, il a perdu la vie au milieu de ses bouquins, pouf !… le nez en avant, peut-être par distraction, lui qui oubliait si facilement de déjeuner ou de nouer sa cravate. J’ai compris lentement qu’il était mort, au bout de quelques jours, quand l’écho de sa belle voix injurieuse eut fini de sonner entre les murs de la maison où je le cherchais de chambre en chambre, à la manière têtue des chiens pleins de foi qui savent leur maître absent et pourtant quêtent en poussant du museau chaque porte : « Il n’est pas là. Dans la chambre à côté ? non. Revenons dans la première, où peut-être il est rentré pendant que j’inspectais celle-ci… »

La retraite sentimentale
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